Asini Amissi ou La communauté des ânes perdus.
Quand l’hiver de ses frimas glace et l’âme et les os du voyageur, ânes, ânons et ânesses se réunissent le soir autour du grand feu, allumé jour et nuit dans la cour intérieure du refuge.
Et souvent les petits m’interrogent : « Dis, Zyq, comment c’était avant ? C’est vrai que les ânes étaient malheureux ? C’est vrai que les loups les mangeaient parce qu’ils n’avaient pas d’endroits où aller ? C’est vrai que… » Les questions sont toujours les mêmes, ils connaissent les réponses par cœur, mais ça ne fait rien, ils ne se lassent pas…
Mais, grave impolitesse, je ne me suis pas présenté. Mon nom, vous l’avez lu : Zyq.
Mon état : magicien, disciple de la Grande Zorasse, archimagicienne tricentenaire, mais qui a encore toutes ses dents et surtout un esprit incisif que l’âge n’a pas amoindri. Au contraire.
Mon emblème : macareux sur fond de brouillard.
Ma devise : Que vainct le cœur pur !
Mais entrons dans le vif du sujet.
Jeune magicien plein d’idéal et complètement dénué de ressources, il arriva un jour où pourtant je me trouvai en possession de suffisamment de kopeks (monnaie du pays que j’arpentais à l’époque) pour pouvoir envisager l’achat d’un âne. Pour moi, à cette époque, l’âne était un simple moyen de transport, sans caractéristiques particulières, un truc plein d’oreilles au caractère incertain mais déterminé.
Un mois à peine après mon achat, j’avais complètement changé d’avis. Sursum Corda (tel était son nom ; je l’avais d’abord baptisé Titus, mais la pauvreté du patronyme m’apparut bien vite et, avec l’accord de mon compagnon, je le changeai en un plus seyant et plus adapté ) était certes têtu, discutailleur, boudeur, victime de certaines idées fixes… Mais son sens de l’humour aurait rendu jaloux les Marx Brothers au grand complet, son courage aurait fait pâlir d’envie le grand Du Guesclin lui-même. Agréable compagnon de causerie, défenseur de la laïcité, caustique, loyal, honnête, débonnaire : j’avais trouvé le partenaire idéal pour arpenter déserts, forêts et marais.
Bien entendu, les aventuriers chevauchant euh… des chevaux avaient, en nous croisant, de petits sourires de commisération : mon âne et moi faisions pâle figure à côté d’eux. Mais peu nous importait, nous les ignorions superbement.
Les chevaux diaboliques et leurs cavaliers nous snobaient. Nous n’étions que pure racaille à leurs yeux.
Quant aux dragons, ils allaient trop vite pour nous voir.
Et puis nous trouvâmes notre premier âne.
Ou plutôt il nous trouva. En plein désert.
Une nuit, mon sommeil fut troublé par un hennissement de Sursum Corda : « Il y a du monde, patron… »
En effet il y avait du monde : un âne à l’aspect famélique se tenait à quelques pas, tout juste éclairé par les dernières lueurs d’un feu agonisant.
Son regard fixait avec avidité le sac contenant le stock de carottes de Sursum.
Bien entendu nous le nourrîmes et l’abreuvâmes.
Une fois rassasié, il se coucha près du feu et nous raconta son histoire : elle était simple.
Son maître, une espèce d’intégriste, baptisé le fou du puits pour des raisons qui importent peu ici, avait acheté un cheval une semaine auparavant et, sans plus de façons ordonné à l’âne d’aller se faire pendre ailleurs. Son temps était passé, il était trop vieux pour être de la moindre utilité. C’est ainsi que notre hôte se retrouva perdu en plein désert, condamné à une mort presque certaine. Et puis, après avoir marché des jours et des jours, alors que tout espoir l’avait abandonné, un fumet de carottes pas trop fraîches était venu chatouiller ses naseaux… Il avait remonté la piste… et il était là, maintenant, nourri et abreuvé, certes, mais se demandant bien quelle allait être la suite des évènements.
Je regardai Sursum. Il me regarda.
Le lendemain nous étions trois à reprendre la piste.
Deux semaines plus tard, dans les Marais de la Mort Puante, Hannibal, vieil âne attaché à un arbuste et sur le point d’être boulotté par une créature visqueuse pleine de dents et de tentacules, fut sauvé par Sursum Corda et notre rescapé du désert, Imhal, qui chassèrent l’importune à coups de dents et de sabots.
L’histoire d’Hannibal était la même que celle de l’âne Imhal. En pire.
Son maître l’avait attaché à un arbre en déclarant : « Attends-moi ici, je vais faire une course », était monté sur son tout nouveau cheval qu’il avait fait partir au galop, tout en ricanant comme une goule, tant l’amusait cette plaisanterie.
Nous repartîmes donc à quatre.
Puis, au fil des mois, nous fûmes cinq, six…
À mon dixième âne (qui était une ânesse, d’ailleurs) que nous sauvâmes des crocs d’une bande de loups (c’est là que je vis que neuf ânes, même âgés, représentent une force de frappe non négligeable), j’estimai qu’une pause était nécessaire.
Et qu’il était temps de commencer à réfléchir.
Au sortir du désert de la Soif Sans Fin, la vallée de Xpthioun s’offrait à nos yeux, verdoyante, tentatrice…
Nous nous installâmes au bord d’une rivière, à l’ombre des tamarins géants, non loin d’une petite localité paisible.
Après quelques jours de repos et de discussion avec les un(e)s et les autres, plusieurs points se dégagèrent.
- Nous ne pouvions continuer ainsi. Les problèmes d’intendance devenaient trop compliqués à gérer.
- Certain(e)s ânes(ses) étaient à bout de force. Ce n’était pas la peine de les avoir sauvés pour les voir mourir d’épuisement sur les pistes.
- Ils souhaitaient rester ensemble. Des liens d’amitié s’étaient créés et, pour l’avoir vécue, même peu de temps, la solitude les effrayait désormais .
- Conclusion : il fallait trouver un endroit où ils pourraient vivre en communauté, sous la bienveillante surveillance d’une brave pomme qui, bien entendu n’aurait pas d’autre chose à faire dans la vie que de s’occuper d’une bande de laissés-pour-compte.
Une délégation vint me trouver qui me demanda de jouer le rôle de la bonne pomme.
Je refusai. Tout net. Sans possibilité de négociations.
J’expliquai à mes ânes que j’étais un jeune magicien plein de talent à qui la Grande Zorasse elle-même venait de proposer une mission s’étalant sur une dizaine d’années. Au moins. Si je réussissais cette mission, tous les espoirs m’étaient permis, le pouvoir, la notoriété, la richesse étaient à ma portée. Et, qui sait ? Plus tard le chapeau d’archimage…
Ils me regardèrent et m’écoutèrent m’expliquer, me justifier sans faire de commentaires. Mais je voyais dans leurs grands yeux s’éteindre petit à petit une lueur… une lueur que Sursum m’avait appris à reconnaître, la lueur de l’espoir.
Car, que se passerait-il si je refusais de mettre sur pied puis d’encadrer cette communauté d’ânes ? Incapables de se nourrir correctement, d’avoir une pensée et un but communs, ils se disperseraient et mourraient pour la plupart sous les crocs, griffes, tentacules, penzouillas des prédateurs qui peuplaient la région. Les autres seraient emportés par la maladie, la famine…
Tout cela ils le savaient. Et ils savaient que je le savais.
Je jurai horriblement, les traitai de tous les noms… et acceptai le rôle qui m’était prosé.
Celui de « la-grande-pomme-au-grand-cœur »
C’est ainsi que se créa la « communauté des ânes perdus »
Les habitants de la petite bourgade près de laquelle nous campions, heureux d’apprendre qu’un magicien avait l’intention de s’installer chez eux, nous firent cadeau d’un ancien monastère abandonné (pour des raisons sur lesquelles ils ne s’étendirent pas), le retapèrent, l’adaptèrent à nos besoins.
Nous nous installâmes.
Une sorcière-guérisseuse-envoûteuse, intéressée par l’expérience, nous rejoignit, suivie par une équipe d’anciens babas,véritables techniciens de la vie en communauté ….
C’était il y a dix ans.
Aujourd’hui nous sommes cent soixante-quatorze.
Dans tout le pays il se sait maintenant que les ânes abandonnés, perdus, battus, bafoués, peuvent trouver refuge à « la communauté des ânes perdus », à douze lieues au nord du mont Dertcwx, près de la rivière Wxszeaq (en langage local, ça veut dire : la rivière qui coule sans un frisson le long des saules mélancoliques).
Le miracle est que cette communauté n’est pas devenue une maison de retraite : très rapidement de jeunes ânes maltraités par leurs maîtres ou abandonnés à la mort de celui-ci sont venus nous rejoindre. Des idylles sont nées. Des naissances ont eu lieu.
La transmission du savoir s’est faite naturellement ; celle des rancœurs aussi. L’association « Mémoire de nos pères » s’est créée dont je ne réussis à connaître ni les buts ni les pouvoirs exacts…
Mais j’ai de forts soupçons…
Chevaux -diaboliques ou non-, dragons, méfiez-vous ! « Mémoire de nos pères » songe à vous !
Afin que l’existence de notre association soit connue même au sein des pays les plus lointains, j’ai créé une guilde que je voulais baptiser, ce qui peut paraître logique, « La communauté des ânes perdus », mais des forces mystérieuses, hostiles et certainement toutes-puissantes font tout pour freiner cette tentative de communication. Le media principal -Tanet, Tanok, Tanoth, Tonath, quelque chose comme ça- en effet, pour ne donner qu’un exemple, tronque les messages, supprimant les accents, limitant le nombre de caractère des titres etc.
Quoi qu’il en soit, le message passera !
Pour être accepté dans la guilde, il faut, bien sûr, postuler et
1. Avoir un âne comme compagnon.
2. Jurer de ne jamais s’en séparer, c’est-à-dire, pour être clair refuser d’acquérir ces erreurs de la nature que sont les chevaux et les dragons.
3. Être accepté par l’Assemblée Collégiale de la communauté.
L’erreur est admise. Quiconque a, dans un moment d’égarement, acheté un cheval, mais sans se séparer de son âne, pourra demander à entrer dans la guilde, à condition qu’il se sépare de l’équidé de manière honorable.
Voilà.
C’est tout.
Fait en l’an de l’envol de la grande libellule alors que le vent d’ouest annonciateur des pluies océanes rythme les envolées tourbillonnantes des grands oiseaux marins…
Zyq, magicien et bonne pomme.